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No.9 : Quelle bisexualité politique ? (4) En France au tournant des années 70 : … révolutions du FHAR

La difficulté pour les bisexuel·les à exister dans le champ politique des sexualités s’enracine dans une histoire qui remonte à la genèse des catégories sexuelles au XIXe siècle et se développe au XXe siècle. Steven Angelides a tracé les grandes lignes de délégitimation politique de la bisexualité dans le mouvement des luttes homosexuelles aux États-Unis à la fin des années 1960 (voir la lettre No.6). Qu’en est-il en France? Peut-on trouver à entendre les voix bisexuelles et comment le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), mouvement qui politise l’homosexualité au tournant des années 1970, parle-t-il de bisexualité ?

Dans la lettre No.8, je passais en revue le traitement de la bisexualité dans les pages de la principale revue homosexuelle française, Arcadie, entre 1967 et 1972. Si plusieurs auteurices y parlent de bisexualité de manière neutre, voire positive – pensons notamment au militant et écrivan bisexuel Daniel Guérin qui défend à de multiples reprises l’idée du « potentiel bisexuel » dans les pages arcadiennes –, le discours général politique et scientifique au sujet de la bisexualité, vulgarisé notamment par le Dossier Homosexualité (1968) de Dominique Dallayrac, est moins engageant :

« La bisexualité semble globalement admise comme une réalité, certes, mais qui est temporaire. Pour les hommes, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de les mettre sur le compte d’homosexuels réticents à se reconnaître comme tels, les attirances bisexuelles sont vouées à disparaître avec le temps pour se transformer en homosexualité exclusive. Pour les femmes en revanche, la bisexualité est jugée préférable à une homosexualité « totale » qui rejetterait les hommes et la maternité. Et on trouve toujours, d’une manière ou d’une autre, à ré-assujettir leurs désirs à un ordre patriarcal. » (Wohosheni, Extrait de la lettre No.8)

On peut constater la même tendance au sein des écrits publiés par le FHAR : d’une part, la présence discrète mais avérée de sujets bisexuels et quelques défenses explicites de la bisexualité ; d’autre part, un discours dominant qui reste globalement à charge, assimile la bisexualité au régime hétérosexuel dominant et remet son intérêt politique à plus tard. Pourtant, on le verra aussi, une certaine ligne de réflexion politique et des pratiques au sein du FHAR rejoint en fait un projet politique tout à fait compatible avec la bisexualité.

La bisexualité dans les écrits du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (1971-1973)

J’ai abordé dans la lettre précédente dans quel contexte le FHAR a été créé, je n’y reviens donc pas ici pour me pencher directement sur leurs écrits. Les textes des membres du FHAR sont d’abord publiés dans le journal TOUT !, un journal d’extrême gauche proche du mouvement maoïste libertaire Vive la Révolution et pour lequel Jean-Paul Sartre est mentionné comme directeur de publication. Deux autres journaux sont aussi rattachés au FHAR, L’Antinorm et Le Fléau social, ainsi qu’un dossier du magazine Actuelde novembre 1972 et le numéro de la revue Recherches intitulé « Trois milliards de pervers,Grande Encyclopédie des Homosexualités » dirigée par Félix Guattari et parue en 1973. Les écrits du militant et intellectuel Guy Hocquenghem (Le Désir homosexuel en 1973, L’après-mai des faunes en 1974) rassemblent également des réflexions en lien direct avec le FHAR.

C’est dans les numéros du journal TOUT ! que l’on peut trouver des prises de paroles directes de personnes bisexuelles. En 1971, l’emblématique numéro 12 intitulé « Libre Disposition de notre Corps » coordonné par Guy Hocquenghem consacre ses quatre pages centrales aux « Homosexuels-elles, Lesbiennes et homosexuels, … ». On y trouve une entrée dans la section « Notre vocabulaire » qui témoigne de la présence probable de personnes bi dans le collectif de rédaction :

« BISEXUELS qui aiment à la fois avec leur propre sexe et avec l’autre. Ne peuvent jamais l’être totalement dans la société actuelle. normal, naturel, famille : merde »

Dans le numéro suivant, un homme écrit au courrier des lecteurs :

« Merde à la vie sexuelle mise sur rails

L’éducation sexuelle est déjà une publicité de marque : une lessive, une bagnole, un label politique et une sexualité normale. Le simple fait de se servir du mot « homosexualité» est déjà un produit de l’idéologie bourgeoise utilitaire et oppressive. Il s’en est fallu de peu que je devienne un homosexuel ou, ce qui ne vaut pas mieux, un hétérosexuel. Je remercie la fille qui m’a initié aux garçons, je remercie le garçon qui m’a initié aux filles, et Je dis merde à la vie sexuelle mise sur rails. B, A (Nantes) »

Enfin, dans le numéro spécial de l’été 1971, un lecteur écrit un courrier intitulé « Résolument bisexuel ». Il y dénonce la dichotomie imposée « ou hétérosexuel, ou homosexuel » c’est-à-dire « l’homosexualité ou l’hétérosexualité exclusives ». Non sans rappeler la rhétorique que l’on peut lire dans le Gay Manifesto de Wittman (cf. lettre No.6), il insiste sur la nécessité de soutenir le mouvement de libération gay et lesbienne :

« Il n’en reste pas moins que dans une société où l’hétérosexualité occupe une position et possède des moyens répressifs vis-à-vis de l’homosexualité : dans une société où les hommes possèdent des prérogatives exorbitantes vis-à-vis des femmes, il ne peut être question de ne pas soutenir l’action des « minoritaires » sexuels dans leur exigence de reconnaissance et de considération.Dans l’état actuel des choses, toute action en faveur d’une orientation résolument bi-sexuelle ne peut passer que par là. »

Un autre texte publié dans le numéro 12, intitulé « Non, on n’est pas des obsédés » rappelle les propos de Daniel Guérin au sujet du potentiel bisexuel et de la promiscuité masculine dans certains espaces sociaux tels que l’armée :

« Ces quelques lignes s’adressent à tous les non-homosexuels […] Nous vous disons d’abord que tout le monde est au fond de lui plus ou moins homosexuel. Cela ne signifie évidemment pas que tous les hommes ont envie de se taper un garçon, mais qu’en certaines occasions (lycées ou pensionnats, armée – au cours d’une guerre – sport, etc.), vous êtes tous capables d’éprouver pour des mecs une affection qui – dans une autre société – pourraient déboucher sur des relations homosexuelles. Il n’est pas rare que dans certaines circonstances, comme celles que énumérées plus haut (armée, collège, ete.), l’admiration qu’un type a pour un autre aille jusqu’au lit. La révolution totale, ce n’est pas seulement réussir une grève sauvage, séquestrer un patron qui vous fait chier : c’est aussi accepter le bouleversement des moeurs, sans restrictions.»

On retrouve également une allusion de Françoise d’Eaubonne – qui semble depuis son «  Interview de deux inconnus » publiée dans Arcadie en 1970 ne plus douter de l’existence de la bisexualité –, cette fois dans un texte publié dans Le Fléau Social :

« Chez l’homosexuel en particulier, la conduite est ambiguë : à la fois il continue à bénéficier des privilèges du mâle, à la fois il est rejeté par les siens comme traître au sexisme : à la fois il cesse d’être un péril pour moi (sauf s’il est bisexuel) et à la fois il peut en devenir un nouveau, en me traitant en rivale. Mieux encore : en prenant comme idolâtrie un certain culte de femme factice que je combats et méprise comme une des causes directes de mon malheur. » (d’Eaubonne, 1972)

Le Rapport contre la normalité (1971) : un rapport à charge contre la « bisexualité-bidon »

Au côté de ces quelques passages qui parlent de bisexualité, plusieurs autres textes publiés en 1971 abordent la question de la bisexualité de manière plus oppositionnelle. Tous font parti des textes republiés par le FHAR dans le Rapport contre la normalité en 1971, ainsi que dans L’après-mai des faunes pour les écrits de Guy Hocquenghem. Les points de vue sont méfiants et critiques vis-à-vis de la bisexualité, au point que l’on peut raisonnablement qualifier l’ouvrage de rapport à charge contre la bisexualité.

Dans le texte « Pour une conception homosexuelle du monde » par exemple, Hocquenghem affirme que les bisexuels n’accepteraient pas « complètement » leur homosexualité. Des soupçons sont portés sur l’authenticité de la bisexualité et sa viabilité politique puisqu’elle « transpose des rapports d’oppression ». Impossible, pour des bisexuels qui ne seraient pas d’abord passés par une homosexualité exclusive, de faire l’expérience d’une sexualité qui s’affranchit vraiment les rapports de pouvoir et révolutionne les modalités du désir. Il ne peut y avoir d’amour égalitaire dans la société actuelle qu’homosexuel. La bisexualité est donc de l’ordre de l’inachevé, de la non-radicalité car elle « dérive nécessairement de la forme régnante des rapports affectifs, l’hétérosexualité. ».

« Il y en a beaucoup qui disent : notre but n’est pas d’instaurer une sexualité, l’homosexualité. Nous sommes pour la bisexualité, pour la liberté sexuelle et affective. Ils disent aussi : ce qui compte, c’est un rapport d’amour véritable, entre tout le monde, hommes et femmes comme hommes et hommes ou femmes et femmes. Mais il n’y a pas d’amour égalitaire sans lutte, parce que toute la société fait de l’amour un moyen de perpétuer l’inégalité. Et la forme concrète de cette lutte, on ne peut y échapper, est le passage par l’homosexualité. Le passage par l’homosexualité complètement acceptée : je crois que ceux qui disent « mais mes goûts sont bisexuels, je veux pouvoir aimer tout le monde » veulent faire l’économie de ce passage par le moment où la sexualité et l’affectivité échappent complètement au modèle dominant. En un mot, comme dirait Margaret, je ne crois pas à la bisexualité immédiatement, parce qu’elle dérive nécessairement de la forme régnante des rapports affectifs, l’hétérosexualité. Qu’elle transpose des rapports d’oppression. Je ne pourrai croire qu’à la bisexualité dérivée de l’homosexualité – c’est-à-dire du jour où le combat homosexuel aura effectivement détruit toute norme sexuelle. Ce jour-là, même les mots « homosexualité », « hétérosexualité » perdront leur sens. Pas avant. »

Un autre texte du même rapport dessine un projet d’alliance un peu plus apaisée entre les personnes ayant des pratiques bisexuelles et celles ayant des pratiques homosexuelles exclusivement. Dans « Les pédés et la révolution » publié initialement le 23 avril 1971 dans le journal TOUT !, les auteurs écrivent que, de la même manière que les homosexuels révolutionnaires sont conscients que la répression anti-homosexuelle chez les hétérosexuels est d’abord « une répression contre leur propre homosexualité », ils « ne peuvent nier en retour qu’il existe en eux une hétérosexualité refoulée ». Pour eux, la bisexualité politique semblerait donc viable mais à deux conditions : la première, c’est qu’elle s’inscrive dans une quête d’affranchissement de toute contrainte du désir et de tout sentiment de culpabilité ; la deuxième, c’est qu’elle soutienne de manière solidaire les homosexuels exclusifs. Que ce soit par absence de désir ou par choix personnel, refuser d’avoir des relations avec « l’autre sexe » est un acte politique :

Ici, il est indispensable de préciser une différence de poids. L’homosexualité est toujours réprimée au niveau d’une pression de la société bourgeoise, alors que l’hétérosexualité, elle, est seulement refoulée dans un vécu particulier. Cette différence est politique. C’est à cause d’elle que, si une fraction parmi les homosexuels révolutionnaires est prête (dans un souci de déculpabilisation et non d’égalitarisme ou d’uniformisation) à s’ouvrir à la bisexualité, à la pan-sexualité même, et à rechercher de toutes ses forces l’élargissement sans contrainte de son désir, elle reste néanmoins solidaire des autres homosexuels qui refusent d’essayer de se donner à l’autre sexe aussi longtemps que l’homosexualité sera socialement réprimée. Encore une fois, si ce refus a la nature même du désir pour fondement, il se double donc d’un acte politique.

L’homosexualité est ce « dénominateur commun » pour les personnes qui ont relations qui sortent du cadre de l’hétérosexualité. Et on ne pourra sortir du « ghetto » hétérosexuel que lorsque la société et des individus qui la composent auront suffisamment évolué :

L’homosexualité reste pour le moment un commun dénominateur pour un ensemble d’individus opprimés : ni tribalisme, ni corporatisme, mais lieu où se circonscrire et se définir, de façon autonome, jusqu’à ce que la sortie du ghetto soit viable, et en ayant conscience que cette sortie du ghetto dépendra autant de la transformation possible du désir que du combat politique global des forces révolutionnaires : un combat politique qui ne doit pas être la poubelle du refoulement, ni une activité de compensation à un désir non satisfait. »

Chaque fois, la bisexualité, est reléguée à un lointain futur utopique, à une « sortie du ghetto » lorsque les rapports de genre seront abolis. La bisexualité ne peut être incorporée dans la réalité de la lutte révolutionnaire au moment présent. C’est sans doute pourquoi on retrouve le champ lexical de la croyance lorsque les homosexuels du FHAR traite de bisexualité : « Je ne crois pas à la bisexualité immédiatement . . . Je ne pourrai croire qu’à la bisexualité dérivée de l’homosexualité ». Champ lexical de la croyance mais aussi du doute que l’on retrouve dans un autre texte de Guy Hocquenghem « Où est passé mon chromosome ? » (p.67) : « peut-être que cela sera vrai un jour . . . c’est sans doute notre but, encore que je ne sois pas sûr que. . . ».

Les propos sur la bisexualité y sont d’ailleurs plus virulents : les défenseurs de la « bisexualité-bidon » (c’est en effet le titre de ce passage initialement publié dans le numéro 12 de TOUT !, mais qui n’est pas repris dans le Rapport) sont désignés comme des « super-révolutionnaires donneurs de leçon ». Dans les deux textes, la viabilité de la bisexualité comme pratique sexuelle révolutionnaire est évacuée : la bisexualité ne peut être que post-révolutionnaire, lorsque le patriarcat sera aboli.

« bien sûr, il y a toujours des super-révolutionnaires donneurs de leçon pour vous expliquer qu’on ne doit pas privilégier plus que l’homosexualité que l’hétérosexualité, qu’il ne faut pas faire de racisme à l’envers, que l’avenir est la bisexualité, même à la pan-sexualité – le fait de pouvoir exprimer tous les désirs sexuels imaginables. Peut-être que cela sera vrai un jour.  C’est sans doute notre but, encore que je ne sois pas sûr que le désir soit au fond indifférencié. En attendant ceux qui parlent ainsi ne m’offrent qu’un chemin : coucher avec des filles pour manifester ma libération sexuelle. »

Dans « Quelques réflexions sur le lesbianisme comme position révolutionnaire », la bisexualité est critiquée comme étant libérale, individualiste, compatible avec le patriarcat. Elle est d’ailleurs rapprochée du mouvement contre-culturel états-unien qui, contrairement à la Nouvelle Gauche, n’est pas révolutionnaire : comme la « sous-culture des hippies », la bisexualité peut « exister parallèlement avec le système, sans menacer les rapports sociaux constitutifs de la sexualité dominante. » D’ailleurs, le texte prend le soin de préciser : les hippies sont « eux-mêmes souvent bisexuels ».

Ce texte reconnaît toutefois quelques qualités à la bisexualité : elle fait « éclater des mythes du système. Elle témoigne que la mono-sexualité n’est pas « naturelle ». Elle détruit le mythe que l’homosexualité est un pis-aller pour ceux qui sont incapables de jouir dans des rapports hétérosexuels. » Malgré son potentiel « révolutionnaire au niveau idéologique », la bisexualité serait tout de même récupérable. À nouveau, la bisexualité est renvoyée à un au-delà idéologique – pas ici, pas maintenant – sans doute désirable dans l’absolu mais concrètement néfaste dans le présent. La bisexualité n’est pas jugée suffisamment menaçante pour le patriarcat et l’hétérosexualité. En revanche, pouvons-nous constater amèrement, elle semble l’être suffisamment pour mettre en danger l’identité et l’entreprise révolutionnaire homosexuelle.

« La bi-sexualité, comme recherche de l’épanouissement de l’individu à l’intérieur du système, n’est pas en rupture avec le patriarcat. Plutôt que de le nier, elle en est récupérée. Car, comme la sous-culture des hippies (eux-mêmes souvent bisexuels), elle peut exister parallèlement avec le système, sans menacer les rapports sociaux constitutifs de la sexualité dominante.

Toutefois, la bisexualité est une position libérale qui tend à faire éclater des mythes du système. Elle témoigne que la mono-sexualité n’est pas « naturelle ». Elle détruit le mythe que l’homosexualité est un pis-aller pour ceux qui sont incapables de jouir dans des rapports hétérosexuels. Au niveau idéologique elle change quantitativement le rapport de forces dans les rapports hétérosexuels, car le phallocrate sait qu’il n’est pas indispensable sexuellement à la femme bisexuelle. (Mais le rapport de forces serait changé qualitativement si elle pouvait se passer de lui sur les autres plans). La bisexualité tend, donc à être révolutionnaire au niveau idéologique, tout en étant récupérée au niveau des rapports sociaux. »

Il est frappant de constater que les interventions gays et lesbiennes parlent de la bisexualité et des bisexuel·les comme si le discours bisexuel était récurrent, voire dominant comme en témoigne certaines expressions : « donneurs de leçon », « il y en a beaucoup qui disent… ». Dans une archive « brouillon de propositions pour ne pas replonger dans le noir » du FHAR datée du 7 juin 1971, la bisexualité est listée parmi les « questions « Bateau » et problèmes qu’on nous envoie régulièrement dans les jambes (Bisexualité-Libération sexuelle- Le corps est-il politique ? Le vice bourgeois ?, etc, etc……..) ».

Pourtant, comme on l’a vu, on retrouve assez peu de traces de la bisexualité dans les articles et publications des collectifs homosexuels du début des années 1970 (et on peut noter une discrétion similaire dans la sphère du Mouvement de Libération des Femmes). Les textes et les discours qui feraient la promotion d’une bisexualité pour tou·tes comme horizon politique ultime, tout en dénigrant l’homosexualité exclusive, sont somme toute assez rares. Comme je l’ai analysé dans la lettre No.8, le livre « Le comportement homosexuel chez les mâles » du Dr. Wainwright Churchill est l’un des seuls ouvrage à parler positivement de bisexualité et à porter un discours très critique vis-à-vis de l’homosexualité exclusive.

Pour résumer, dans le cadre du FHAR, on retrouve trois grands types de discours vis-à-vis de la bisexualité. Le premier consiste à dire que les personnes bisexuelles seraient en fait des personnes homosexuelles qui n’acceptent par complètement leur homosexualité. En s’accrochant à des pratiques bisexuelles – c’est-à-dire, en s’accrochant à l’hétérosexualité comme système puisque tout rapport avec « l’autre sexe » est pensé comme étant hétéronormé –, elles ne peuvent pas expérimenter une sexualité totalement hors du modèle dominant hétérosexuel, et donc participer pleinement au projet de transformation révolutionnaire du désir. Au passage, cette ligne d’argumentation ignore la manière dont les différents axes de domination, de genre mais aussi de race, de classe, etc, traversent tout rapport, y compris homosexuel (la section suivante en développera un exemple).

Le deuxième type de discours relègue la bisexualité à un futur utopique, dans une société débarrassée des rapports inégalitaires de genre, ce qui permettrait de la libérer de tout lien avec l’hétéronormativité.

Le troisième type de discours consiste à traiter la bisexualité comme une catégorie qui menace la légitimation de l’identité homosexuelle exclusive. Or celle-ci se construit comme étant absolument essentielle à la lutte révolutionnaire qui vise à démanteler l’ordre hétérosexuel, la famille bourgeoise et la société capitaliste. Cette attaque de la famille hétérosexuelle est l’un des noeuds argumentatifs pour Guy Hocquenghem lorsqu’il mentionne la bisexualité dans son ouvrage Le désir homosexuel : « Il n’y a […] aucune utilité à opposer la bisexualité à l’homosexualité comme système plus achevé de diversité sexuelle. Il est même idéologiquement douteux de vouloir, au nom du principe que rien n’est exclu, ramener à une forme de sexualité qui n’est pas seulement particulière mais dominante dans notre société ceux qui s’en sont écartés. L’hétérosexualité familiale domine l’ensemble de la sexualité civilisée, le passage par cette forme n’est certainement pas une libération. » La bisexualité ne peut donc avoir de valeur politique révolutionnaire que « dérivée de l’homosexualité » (Hocquenghem, 1972).

Malgré certaines nuances, le discours révolutionnaire homosexuel semble dans ces textes retourner inexorablement vers une logique binaire et oppositionnelle entre homosexualité et hétérosexualité qui a du mal à laisser de la place à d’autres horizons. Entendons-nous bien : la répression à laquelle les homosexuel·les doivent faire face explique une réaction de défense et de revendication sans compromis de l’homosexualité. Mais sous couvert de radicalité, ces homosexuel·les révolutionnaires ré-appliquent une logique binaire qui filtre tout composant qu’iel jugent associé à l’hétérosexualité comme irrecevable politiquement – quitte à tomber parfois dans des contradictions internes trop rapidement évacuées.

En effet, en quoi la bisexualité dériverait-elle d’avantage de l’hétérosexualité que de l’homosexualité ? De manière intéressante, il s’agit là d’un renversement par rapport aux théories de la sexualité qui posaient la bisexualité (le « potentiel bisexuel ») comme source de l’hétérosexualité et de l’homosexualité, et non pas comme dérivée de l’une ou de l’autre.

L’hétérosexualité aurait-elle plus de poids, plus de valeur politique, que l’homosexualité dans les pratiques des bisexuel·les simplement du fait du système dominant patriarcal ? Il ne s’agit pas de sous-estimer l’influence des normes genrées et sexuelles dans nos pratiques – d’ailleurs, peut-on décemment prétendre qu’elles soient complètement inopérantes dans les relations homosexuelles ? Mais, pour poser directement la question, en quoi seraient-elles fondamentalement différentes pour les bisexuel·les ? Je reviendrai un peu plus tard sur cette question sous l’angle d’un dernier texte du FHAR qui aborde la question de l’amour, y compris libidinal, entre gays et lesbiennes au sein du mouvement révolutionnaire.

La « bi-sexualité « arabe » »

Il existe un autre aspect du discours révolutionnaire sur la bisexualité à l’époque qui, s’il n’apparait pas aussi explicitement dans le Rapport contre la normalité, est une dimension importante des réflexions homosexuelles de cette époque.

À partir de décembre 1972, les membres du FHAR publient leur propre journal, L’Antinorm. Dans le numéro 2 publié en février-mars 1973, un article imprimé sur une double plage se détache, intitulé : «La bi-sexualité « arabe » ».

Commençons par apporter quelques notes importantes de contexte avant de continuer plus précisément sur l’analyse de ce texte.

Autour de cette date, plusieurs auteurs utilisent des guillemets autour du mot « arabe » en expliquant que les personnes d’Afrique du Nord désignées ici sont le plus souvent des « Berbères plus ou moins arabisés et islamisés depuis le temps où les pays d’Afrique du Nord ont été colonisés par les Arabes venus d’Arabie saoudite sous la bannière de l’islam », comme l’explique par exemple le numéro 12 de Recherches qui s’inscrit en soutien aux Kabyles (Guattari et al., 1973a).

Une certaine tendance homosexuelle révolutionnaire tente alors d’allier son combat aux questions sociales et anticoloniales. Le FHAR publie dans le numéro 12 de TOUT ! du 23 avril 1971 de ces quelques lignes : «  Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des Arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons »  (en référence au « manifeste des 343 » publié quelques semaines plus tôt, le 5 avril 1971, pour appeler à la légalisation de l’avortement).

Todd Sheppard explique que « Les textes du groupe postulaient que les relations sexuelles de ses membres avec des immigrés algériens non seulement liaient ensemble deux combats « spécifiques » – les travailleurs maghrébins et les homosexuels -, mais aussi aiguisaient la conscience révolutionnaire des uns et des autre : par l’intermédiaire de la sexualité anticoloniale, peut-être, mais aussi par une reconnaissance et une assistance mutuelles, d’où naissaient des relations, des « rapports » ». (Sheppard, 2017a)

À cette époque, le terme « homophobie » n’existe pas encore en France. C’est l’expression « racisme anti-homosexuel » qui est alors largement utilisée. Younes Lakehal explique que le terme de racisme est repris « pour défendre l’extension de la loi de juillet 1972 sur le racisme et l’antisémitisme – ayant pourtant montré son inefficacité à empêcher les crimes racistes de 1973 – aux discriminations visant les homosexuel·les » (Lakehal, 2023). La première occurrence du mot « homophobie », elle, n’arrive en France qu’en 1975 dans un article du psychologue américain Mark Freedman intitulé « L’homophobie est une sociopathie » (Prearo, 2014a). Le problème avec le terme de « racisme anti-homosexuel », c’est qu’il pose une « mise en équivalence des systèmes de domination », qui « passe par l’effacement des racines et mécanismes spécifiques du racisme dans la France en décolonisation, tout en rendant nécessaire le maintien d’une (auto)censure des propos discriminatoires pour être opérante. » (Lakehal, 2023).

Les sorties du FHAR telles que celle citée ci-dessus ne laissent pas sans réaction, y compris au sein du collectif lui-même. L’essai « La bi-sexualité « arabe » » écrit par « LABALUE » dans L’Antinorm s’inscrit dans ce contexte. Il est précédé d’une longue introduction de l’auteur reprenant les idées essentielles du texte, précisant qu’il a été présenté et discuté dans des groupes où des étudiants d’Afrique du Nord étaient présents. Pour autant, leurs réponses et « éventuelles critiques » n’ont pas été transmises et aucune réponse à cet texte n’apparaît non plus dans les numéros suivants de L’Antinorm. Le texte est de plus suivi d’un encart contenant des « notes du comité de rédaction du journal « L’Antinorm »», qui précise que « ce texte n’engage que son auteur », puis une note des « Goudous » qui déclarent attendre « avec impatience, l’avis des femmes arabes sur leur condition, leur vécu hétéro ou homosexuel ».

L’essai en question développe l’idée que la bisexualité « est très largement répandue dans toutes les sociétés dites « arabes » et musulmanes », en particulier dans les couches ouvrières. Ceci serait un fait bien connu puisque « les pédés [] sont de plus en plus nombreux à draguer les « Arabes » dans les quartiers de travailleurs immigrés des villes européennes et sur les plages d’Afrique du Nord, l’été. » S’ensuit un argumentaire selon lesquels les étudiants nord-africains n’aimeraient pas que ce sujet soit abordé et adopteraient le point de vue occidental qui considère l’homosexualité comme honteuse, tandis que les gauchistes français, les membres du FHAR et du MLF ne veulent pas aborder la question par « peur de paraître raciste ». L’auteur explique le rapport des arabes à l’homosexualité en invoquant que pour les hommes arabes « on peut s’en vanter à condition d’être celui qui baise […] mais pas celui qui est baisé » car « la phallocratie, le mépris de l’homme pour la femme […] est particulièrement développée chez les « Arabes » ».

Sous couvert de briser un « tabou » dont les membres du F.H.A.R. ne souhaitent par parler « au nom de précautions dites politiques et anti-racistes », l’auteur déroule un discours qui articule plusieurs mécanismes racistes : les hommes arabes sont hypersexualisés et renvoyés systématiquement à une hypervirilisation qui va de pair à une phallocratie supposément prononcée de leur culture.

On peut retrouver ces mêmes mécanismes à l’œuvre dans un dossier auquel l’auteur fait référence, publié à peu près au même moment dans le numéro 12 de la revue Recherches (mars 1973). Intitulé « Trois milliards de pervers,Grande Encyclopédie des Homosexualités », sous la direction de Félix Guattari, ce numéro publie plusieurs textes sur les rapports entre des homosexuels se revendiquant du FHAR et des hommes arabes. Sous le titre « Les Arabes et nous » qui signale d’emblée une perspective européano-centrée, le premier texte est une transcription d’une discussion entre plusieurs hommes du FHAR lors de laquelle ils échangent sur les relations sexuelles qu’ils ont avec des hommes arabes, en France et en Afrique du Nord. L’échange, conduit dans l’entre-soi de ce groupe d’homosexuels du FHAR, transpire lourdement d’un racisme et d’un classisme qui traversent les relations objectifiantes que les intervenants blancs français entretiennent avec des hommes arabes (et racisés plus généralement).

Le texte est suivi d’un deuxième entretien où plusieurs de ces hommes ainsi qu’un dénommé « JP » se rendent dans un café pour tenter, cette fois-ci, de discuter directement avec quelques jeunes hommes arabes. Un débat s’engage avec l’un d’entre eux pour savoir pourquoi il ne veut pas « se faire enculer ».

Un troisième texte fait suite sous la forme d’un essai intitulé « Sex-Pol en Acte (Sur le texte « Les Arabes et nous ») ». Il souligne, à contrepoids des deux discussions précédentes, les « éléments politiques révolutionnaires mêlés d’éléments parfaitement fascistes et racistes » présents dans les premiers textes et interroge la place du désir et de la sexualité, du racisme et du fascisme, dans les rapports des révolutionnaires.

Enfin, un texte intitulé « Le Sexe Arabe » revient sur le contexte de préparation du premier texte « Les Arabes et nous », pour expliquer l’absence d’interventions écrites de la part d’hommes nord-africains dans les pages de la revue, en arguant qu’il s’agit soit d’ouvriers « qui n’ont pas le maniement de la parole », soit d’étudiants qui manient « une parole vide, fausse, qui s’installe dans la mauvaise foi, la dissimulation, la répétition inlassable et monotone des mêmes slogans dits « progressistes » ». Sur la première page est imprimée une photo en noir et blanc d’un homme avec une bulle de texte dessinée à la main qui lui fait dire : « Je suis partisan du plaisir pour le plaisir, dit Egs l’étudiant kabyle. Toutes les positions me plaisent, et tous les sexes. C’est peut-être un peu fasciste sur les bords ; je cherche seulement la jouissance sexuelle sous toutes ses formes. » Un parfait « témoignage » au style direct pour venir étayer l’une des conclusions de l’auteur : « Le peuple « arabe » reste beaucoup plus disponible pour le cul. S’il baise un homme, il s’en vante ; c’est bien, ça fait partie de la virilité. »

Les mécanismes racistes qui sont mobilisés au cours de ces textes sont multiples. Tantôt incapables d’articuler une pensée, tantôt accusés d’insincérité, de « dissimulation » et d’homophobie lorsqu’ils s’expriment, dans tous les cas, pour l’auteur, les hommes arabes ne peuvent s’exprimer de manière pertinente sur cette question qui les concerne pourtant. Ils sont en revanche hypersexualisés (« beaucoup plus disponible pour le cul ») et renvoyés à une forme d’hypervirilité, associé ici à une phallocratie censée être particulièrement développée dans les sociétés arabo-musulmanes, présentées comme moins progressistes que la société française.

Pour en revenir au titre de l’article publié dans L’Antinorm « La bisexualité « Arabe » », le fait que le terme « bisexualité » soit utilisé alors qu’il ne s’agit pas d’une catégorie particulièrement mobilisée à cette époque peut interpeler. Par comparaison, le dénommé « JP » qui prend part à l’une des discussion déclare lors de l’interview qu’il « aime autant les femmes que les garçons ». Il est pourtant explicitement introduit comme « cadre et homosexuel ». Pour Sheppard, l’« Arabe » incarne une alternative à la binarité hétéro-homo des catégories sexuelles de l’époque. :

[…] quand le Français s’efforce de concilier son envie d’épouser la femme qu’il aime avec ses désirs homosexuels, l’amant arabe n’a pas ce genre de problèmes. Cet homme semble passer facilement du lit de sa femme à celui de son amant – car, sous-entend l’article, il joue l’homme dans les deux cas. Genre, rôles genrés, pratiques sexuelles et identités sexuelles s’articulaient de manière telle que, à première vue, ils échappaient à toute séparation entre l’hétérosexuel et l’homosexuel. Dans ces débats, l’Arabe n’incarnait qu’une seule configuration : l’homme viril qui pénétrait sexuellement les autres, peu importe qui. Cela explique l’absence criante de « l’éphèbe » arabe efféminé, pourtant figure centrale de l’orientalisme sexuel en d’autres temps. (Sheppard, 2017b)

L’homme arabe dont on parle ici n’est ni hétérosexuel ni homosexuel, il est assigné de manière récurrente à un rôle sexuel bien particulier : celui d’un homme très viril et pénétrant, hypersexuel et ramené à un objet de désir. Pour Younes Lakehal qui analyse les petites annonces de rencontres homosexuelles des années 1970-1980, « Les hommes non blancs apparaissent […] comme un troisième groupe sexuel, échappant aux catégorisations qui rationalisent le désir dans les annonces : pas totalement hétérosexuels, mais possiblement attirés par les traits associés à la féminité mis en avant par l’auteur (« totalement imberbe », « peau très douce », « femelle », etc). » (Lakehal, 2023)

Ni Sheppard, ni Lakehal n’ont recours au terme de bisexualité dans leurs analyses. Le mot est pourtant bien utilisé à l’époque lorsqu’il s’agit de parler de la sexualité dans les sociétés arabes. On l’a vu notamment dans les pages arcadiennes, où pour révéler aux hétérosexuels leur nature qui serait finalement bisexuelle, «  il eût suffi pour eux d’être placés dans une société différente de la leur (par exemple de vivre dans des pays arabes) pour que l’aspect homosexuel de leur bisexualité se soit régulièrement manifesté dans leur comportement amical et sexuel. »  (Genf, 1972)

Dans les pages du FHAR, la bisexualité est regardé d’un moins bon œil. Le terme est utilisé pour désigner les comportements sexuels d’hommes associés à une culture supposément moins avancée que la culture occidentale où les femmes ne seraient pas libérées. On retrouve donc ici une combinaison de deux discours sur la bisexualité : d’une part, la qualification historique impérialiste et raciste de la bisexualité en tant que « nature » des hommes et des sociétés « peu évoluées » (la bisexualité embryonnaire comme point de départ du développement humain) ; d’autre part, l’argument avancé par le mouvement révolutionnaire homosexuel qui consiste à disqualifier la bisexualité pratiquée dans une société genrée inégalitaire.

La bisexualité : une pratique non-revendicable

Il y a les discours révolutionnaires, et puis il y a les pratiques. Dans les pages de L’Après-mai des faunes publié en 1974, Guy Hocquenghem souligne les rapports de l’homosexualité avec la criminalité et avance que c’est cette « relation entre pédés et délinquants qui fait des homosexuels un groupe d’irrécupérables pour la société, un mouvement révolutionnaire assez étonnant. » (Hocquenghem, 1974). La bisexualité, au contraire, se situe à un opposé : par sa proximité avec l’hétérosexualité et donc le régime patriarcal bourgeois dominant, la bisexualité est accusée d’être « récupérable ».

Le même Hocquenghem qui rejette la bisexualité dans plusieurs textes du Rapport (« Où est passé mon chromosome ? », « Pour une conception homosexuelle du monde ») y décrit pourtant aussi des « rapports d’amour » entre les hommes homosexuels et les lesbiennes, y compris sous une « forme libidinale » :

« La sexualité n’est pas refoulée, mais le rapport de pénétration est consciemment refusée de part et d’autre. Ce qui fait notre accord, notre amour égalitaire avec les lesbiennes, c’est que comme elles nous refusons de pratiquer entre nous le rapport de pénétration [note]. Nous ne refoulons rien : nous refusons ensemble, d’un commun accord, le modèle sexuel dominant.

Cet accord-là est un véritable amour, parce qu’il est fondé sur un authentique désir : le désir d’échapper à la normale.C’est un amour y compris dans sa forme libidinale : nous aimons à nous embrasser, nous nous trouvons beaux. Il n’y a que les bourgeois pour s’imaginer que le véritable amour trouve sa réalité dans l’enfoncement d’une bite dans un vagin.  Il y a 36 000 autres formes d’amour. Plus même : cette forme-là, bite dans vagin, est précisément celle qui à l’heure actuelle exclut le véritable amour. Tout rapport affectif a son prolongement sexuel : mais ce prolongement sexuel n’est pas nécessairement la pénétration, au contraire. »

[note] J’entends ici par « rapport de pénétration » le rapport hétérosexuel : le porteur de phallus dominateur pénétrant le vagin soumis, le tout lié socialement à la reproduction (même si elle est la plupart du temps évitée par la pilule). Rien à voir, évidemment, avec l’enculage comme pratique homosexuelle réversible, même s’il mime par instants le rapport hétérosexuel de pénétration.

Ainsi, on trouve dans le même texte le rejet de la bisexualité et la description de ce qui ressemble vraisemblablement à des pratiques bisexuelles entre les membres homosexuel·les du FHAR. Ceci pointe les insuffisances à la fois argumentatives et politiques du traitement de la bisexualité au sein du mouvement révolutionnaire homosexuel. En associant systématiquement la bisexualité avec des pratiques forcément hétéronormatives et réduites au rapport de pénétration reproducteur, les militant·es du FHAR se retrouvent incapables d’intégrer de manière cohérente la bisexualité dans leur présent politique révolutionnaire. Et alors même qu’iels semblent vivre ce qu’iels appelleraient sans doute, pour se rassurer, une sexualité « dérivée de l’homosexualité ».

Hocquenghem reprendra des propos similaires l’année suivante dans le journal Actuel de novembre 1972 :

« Cohabitant dans la préparation ration des actions, dans les discussions en petits groupes, certains pédés et certaines femmes finirent par se faire d’authentiques déclarations d’amour, toutes platoniques d’ailleurs. L’affreux rapport de pénétration étant exclu de part et d’autre, et comme on n’avait pas trouvé- on ne l’a toujours pas trouvé d’ailleurs – comment vivre nos relations, on en est venu à confondre la complicité à l’égard d’un même adversaire et un véritable rapport libidinal. […] Pédés, gouines, femmes, femmes-pédés, pédés-gouines: moins on a de statuts et de rôles entre nous, mieux on se porte. A chacun ses sexes, et à tous tous les sexes. Et tous les branchements. Une fois éliminés les phallocrates , cela va de soi. »

La bisexualité se pratique donc, mais ne se nomme pas. Toujours soupçonnée d’être récupérable par le système hétérosexuel, elle est non-revendicable. Et de fait, non-revendiquée.

Wohosheni

Références

Genf Christian, 1972. « L’homosexualité latente », Arcadie n°220, avril 1972.

Guattari et al., 1973a. Trois milliards de pervers, Grande Encyclopédie des Homosexualités. Revue Recherches, numéro 12. p. 35. Consultable en ligne : https://archive.org/details/recherches-12-trois-milliards-de-pervers-1973/page/n15/mode/2up?view=theater

Hocquenghem Guy, 1972. Le désir homosexuel.p.163-164. Fayard.

Hocquenghem Guy, 1974.L’Après-mai des faunes, p.174. Grasset, « Enjeux ».

Jackson Julian, 2006. Arcadie :sens et enjeux de « l’homophilie » en France, 1954-1982. Revue d’histoire moderne & contemporaine, no<(sup> 53-4), 150-174.https://doi.org/10.3917/rhmc.534.0150

Consulté le 2 février 2023 : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2006-4-page-150.htm?contenu=article

Lakehal Younes, 2023. « Le désir au risque de la fétichisation raciale dans les petites annonces de rencontres homosexuelles (années 1970-1980) » dans Lesbiennes, pédés, arrêtons de raser les murs, chapitre 12, p.264. La Dispuste.

Prearo Massimo, 2014. Le Mouvement politique de l’homosexualité, chapitre 4.

Rebreyend Anne-Claire, 2012. « Des amours bisexuelles dans le Paris des années 1920 aux années 1940 : le parcours de Charlotte », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 119, p. 54.

Sheppard Todd, 2017a. Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, p.113 & p.121. Éditions Payot.

Sheppard Todd, 2017b. Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, p.121. Éditions Payot.

Sibalis Michael, 2013.Mai 68 : le Comité d’Action Pédérastique Révolutionnaire occupe la Sorbonne. Consulté le 22 décembre 2023 : https://journals.openedition.org/gss/3009?lang=en#bodyftn8

Vörös Florian, 2020. Désirer comme un homme, Enquête sur les fantasmes et les masculinités. p.138-143. La Découverte.

Sources

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Anonyme, « Homosexuels-elles, Lesbiennes et homosexuels,… », 1971. TOUT !, numéro 12. Consultable en ligne : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n12.pdf

Anonyme (B. A), « Merde à la vie sexuelle mise sur rails », 1971. TOUT !, numéro 13, 1971, Courrier des lecteurs. Consultable en ligne : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n13.pdf

Anonyme, « Brouillon de propositions pour ne pas replonger dans le noir » dans « Et si le F.H.A.R. s’éteint ? », 7 juin 1971. Consulté le 8 décembre 2023 : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/homosexualites/fleausocial/fharseteind.pdf p.3

Anonyme, « Résolument bisexuel », 1971. TOUT !, numéro spécial été 1971, Courrier des lecteurs. Consultable en ligne : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-ete71.pdf

Anonyme, « Quelques réflexions sur le lesbianisme comme position révolutionnaire », 1971. Rapport contre la normalité, p.83. Question de genre.

d’Eaubonne Françoise, « La féminitude », Le Fléau Social, numéro 2, octobre-novembre 1972. Consultable en ligne : http://archivesautonomies.org/spip.php?article168

Hocquenghem Guy, « Pour une conception homosexuelle du monde », 3 juin 1971. Rapport contre la normalité, p.75. Question de genre.

Hocquenghem Guy, « Où est passé mon chromosome ?», 23 avril 1971. TOUT ! numéro 12. Consultable en ligne : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n12.pdf. Re-publié dans le Rapport contre la normalité, p.67

Hocquenghem Guy, « La parole au fléau social groupe n°5 du FHAR », Actuel, numéro 25, nov.1972. Consulté en ligne le 20 mai 2024 : http://semgai.free.fr/contenu/archives/actuel_72/Actuel_25_72_Fhar.html

Labalue, « La bi-sexualité « arabe » », 1973. L’Antinorm, numéro 2, février-mars 1973.

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