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Pour le numéro de La newsletter bie prévu en ce mois de juin, je comptais vous parler de fierté bisexuelle et de son versant plus obscur : l’échec à la sentir et à la revendiquer. Je voulais explorer ce que l’on pouvait apprendre en l’apprivoisant, en l’intégrant pleinement dans nos réflexions plutôt qu’en luttant contre.

Et puis l’horizon du fascisme qui vient s’est invité, plus vite que prévu, au pas de la porte. Je n’emploie pas le terme de « fascisme » à la légère. À partir de l’expérience italienne, Costanza Spina rappelle dans son Manifeste pour une démocratie déviante comment le fascisme prend racine en démocratie et pourquoi il est important de le reconnaître et de le nommer comme tel. Spina rappelle que le fascisme est d’abord « un régime bien précis : celui de Benito Mussolini, qui a pris le pouvoir en 1922 en Italie jusqu’en 1945 » et qu’il s’agit aussi « d’une attitude violente, autoritaire, dictatoriale qui vise à imposer son pouvoir sur un groupe. » (Spina, 2023a). Umberto Eco souligne, dans son fameux essai Reconnaître le fascisme, que le fascisme italien « fut la première dictature de droite ayant dominé un pays européen, et le régime mussolinien offrit ensuite à tous les mouvements analogues une sorte d’archétype commun. ». Le fascisme n’a pas d’idéologie ou de philosophie propre mais il développe une rhétorique et des principes caractéristiques (archétypes). Parmi les 14 caractéristiques proposées par Eco pour définir ce qu’il appelle le « fascisme primitif et éternel », ou Ur-fascisme, figurent notamment le culte de la tradition, le racisme et la xénophobie avec la peur de la différence et le rejet des « intrus », ainsi que le machisme dans une définition large :

« Puisque la guerre permanente et l’héroïsme sont des jeux difficiles à jouer, l’Ur-fasciste transfère sa volonté de puissance sur des questions sexuelles. Là est l’origine du machisme (impliquant le mépris pour les femmes et la condamnation intolérante de mœurs sexuelles non conformistes, de la chasteté à l’homosexualité). » (Eco, 1997).

Dans ce contexte, je me suis posée la question: pourquoi donc parler de bisexualité politique lorsque l’urgence nous enjoint à nous concentrer sur des sujets politiques autrement plus pressants, lorsque beaucoup parmi nous sont en première ligne d’attaques racistes, antisémites, xénophobes, transphobes, homophobes, validistes, misogynes. Dans ce contexte réactionnaire, être une cible de discriminations en tant que bisexuel·les nous fait naturellement rejoindre nos allié·es homosexuel·les et trans. La tentation est forte alors, peut-être, de nous intégrer à nouveau sans mot dire dans les luttes sœurs et de taire la bisexualité, ne pas la mentionner et ne pas faire d’avantage de vagues. Au fond, la bisexualité sait se faire discrète et invisible sans que cela ne nous empêche d’agir et de faire corps pour la cause.

Cette tentation n’est pas nouvelle. Elle est peut-être même typique de l’histoire politique des personnes bisexuelles et de notre rapport aux luttes. Mais l’expérience a aussi montré en quoi elle pouvait être dangereuse pour nous. Le manque de communautés saines et accueillantes pour les personnes bisexuelles nous isole et nous rend plus vulnérables aux discriminations et aux violences (la même logique implique, nécessairement, que ces espaces soient conscients des diverses formes d’oppression). Si la solidarité, l’alliance, la réunion avec les communautés gay, lesbiennes et trans sont absolument essentielles, elles ne peuvent se faire au prix de la silenciation et de l’exclusion d’une partie de nos expériences.

Ces dernières semaines, une frénésie de textes, d’analyses, d’appels à l’action a saisi certain·es d’entre nous. Certaines réalités nous demandent en effet de mobiliser nos énergies. Avec cette newsletter No.10, j’ai eu envie de prendre un temps à part, de faire un pas de côté par rapport au sentiment d’urgence qui peut nous animer et parler de ce que nous ne voulons peut-être pas regarder en face par peur ou par déni : la possibilité et la réalité de l’échec, présent ou à venir. À ce titre, je pense que la bisexualité politique a quelque chose à nous dire de l’état de défaite. Inspirée par Jack Halberstam qui l’a étudié sous l’angle queer dans son ouvrage The Queer Art of Failure, je me pencherai donc sur l’« art bisexuel de l’échec », ses résonances avec d’autres formes d’insuccès et ce que cela nous ouvre comme horizons pour penser des formes de résistance. Mon espoir est que cela vienne nourrir nos réflexions et créer des ressources pour mieux vivre les temps présents et à venir.

Fierté solitaire/solidaire

Pour commencer, je prendrai le fil que je souhaitais dérouler initialement pour cette newsletter : plonger dans la temporalité du mois de juin en tant que mois des fiertés. J’ai réalisé il n’y a pas si longtemps que je n’avais jamais dit que j’étais fière d’être bisexuelle. J’ai pourtant déjà parlé, loud and proud (haut et clair),de fierté queer sur scène devant des centaines de personnes. Mais ce mot et ce sentiment, fierté, n’est pas un terme que j’associe facilement à mon expérience sociale d’être bisexuelle. Je me suis rappelée mes tous premiers souvenirs de coming out ‒ ces instants où, après le coming in lent et progressif, je réalise et j’accepte que je suis bisexuelle. Il y avait de la joie, à ce moment-là. Je me rappelle mon coming-out à mon ex-copain de l’époque, bisexuel lui aussi et genderqueer et avec qui la relation quelques mois plus tôt a certainement joué un rôle dans mon processus de coming in. Je m’en rappelle comme un instant de partage, de joie, de connivence partagée, de sensations partagées. Entre bi·es, on se comprend.

Plutôt que de la fierté, ce que j’ai longtemps ressenti dans mon vécu bisexuel, c’est ce sentiment intense, pour ne pas dire jouissif, de liberté et de libre expression des corps et des désirs. Cette sensation de pouvoir exploser tous les carcans, de pouvoir envisager tous les horizons, de pouvoir sentir et exprimer tous les désirs. Pour autant, l’expérience intime de la bisexualité est une chose, l’expérience sociale, partagée, de la bisexualité en est une autre. La fierté se joue dans le rapport aux autres, être véritablement fière implique un partage à l’autre, une certaine forme de visibilité et d’unification de soi. La fierté se construit pas à pas, partage après partage, tout comme une communauté qui se développe.

Enfin, il y a une différence entre se sentir fière en tant que revendication et réaction face au rejet et à la biphobie/homophobie ambiante (dans une dynamique de lutte), et en tant que ressource intime, motrice et source de joie intérieure (dans un état d’être serein). Si on conçoit la fierté comme un rempart pour refuser la honte, la peur et pour s’affirmer soi, est-ce qu’alors ressentir encore et toujours de la honte, de la culpabilité et de la peur, c’est être un·e mauvais·e bisexuel·le, un·e mauvais·e queer ? À titre personnel, j’enfile assurément les échecs.

Lâcheté intérieure

Le 18 mai dernier, j’ai assisté à un concert du groupe de post-rock Lorsque les volcans dorment au festival Post in Paris. Il faut visualiser une scène rock/metal plus ou moins politisée, traditionnellement blanche et masculine, pas spécialement queer de manière visible, en particulier sur scène. Lorsque les volcans dorment est un collectif féministe français de « post (traumatic) rock », un « espace safe d’expression pour les personnes en minorité de genre, unie.s autour de l’expérience traumatique. ». Sur un fond musical typiquement post rock, des performeur·euses se succèdent sur scène au fil des morceaux pour lire, clamer, réciter, screamer des textes féministes et queer. Ces mots et ces corps, j’ai l’habitude de les voir et de les côtoyer dans des espaces spécifiquement queer. Mais pas dans un festival de metal. En moi, je sens que quelque chose transgresse. J’ai regardé le public plusieurs fois, sentant ou imaginant un frisson qui peut-être n’était que le mien, cherchant à sonder du regard les mecs cis hétéros à qui ne s’adressaient pas ces textes, à qui pour une fois, on ne s’adressait pas, et qui pour une fois, ne se voyaient pas sur scène.

Et à côté de la fierté à voir cette scène réappropriée par des adelphes féministes et queer, j’ai senti à l’intérieur de moi le frémissement de la peur remonter à la surface en entendant ces mots, écrits, lus et entendus en d’autres espaces, et qui là me paraissaient tellement hors cadre et dangereux. En ce concert précis, il se jouait une reconfiguration à la fois de mon espace extérieur (dans le festival) et de mon espace interne (la perception de mes limites et de ce qu’est la transgression). Et une évidence : j’ai vécu la peur qui s’est instillée en moi à ce moment comme un échec. Un échec de la bonne queer, de la bonne militante, de la bonne bisexuelle qui, perdue dans le public, ressentait l’élan intérieur de préférer le refuge connu de l’invisibilité. Et bien sûr juste après cela, de la honte.

Cette expérience entre en résonance avec ce que l’on reproche plus largement aux bisexuel·les lorsqu’on les accuse de vivre une double vie, de ne pas être fiable, de tromper, de ne pas choisir leur camp ou alors seulement pour le trahir. C’est le soupçon permanent que les bisexuel·les vont, un jour, déserter le couple, la famille, la lutte. Et lorsqu’il vient de la communauté queer, le reproche est au fond celui de la lâcheté. La lâcheté peut se définir comme un manque de courage, un abandon de poste face à ce qui peut mettre en difficulté, le fait de ne pas dire les choses en face ou de ne pas tenir ses promesses. La lâcheté peut conduire à une absence : la personne lâche n’est soudain plus là, et surtout plus là où on l’attendait. Un moment d’inattention, et voici que la personne bisexuelle instille du désordre dans un monde qui était bien rangé, rassurant parce que l’on savait qui était où, qui pensait quoi, qui baisait qui. La personne bisexuelle se dérobe, fait défection tour à tour à chaque camp et ainsi se rend insaisissable, irrécupérable pour toute intention politique qui tendrait à se rigidifier en dogme. En ce sens, la bisexualité incarne l’imprévu – ce qui ne pouvait être vu d’avance.

Invu et illisibilité

Dans un texte que j’ai publié début juin intitulé Manifeste de la discrétion, je m’interrogeais : « Peut-on faire de la résistance discrète en habitant les creux ? ». Ce court essai est précédé d’une nouvelle, La Traversée, dans laquelle le non-genrage d’un personnage passant inaperçu grâce à des tournures épicènes laisse sans le dire le champ libre aux lecteur·ices d’imaginer quelle histoire d’amour se raconte. En décidant de ne pas genrer la personne aimée, la narratrice se soustrait au risque de catégorisation de son histoire comment étant dans l’hétérosexualité ou l’homosexualité, risque d’autant plus probable qu’il s’agit de la seule relation amoureuse évoquée dans le récit. Le dispositif est un échec : un·e lecteurice juge le texte comme n’étant pas assez politique car, preuves à l’appui, il mettrait en scène bien évidemment un couple hétérosexuel.

À la suite de cette expérience, j’écris un court essai, Manifeste de la discrétion, pour interroger pourquoi la dimension politique devrait être « suffisamment » visible pour qu’elle soit reconnue, valable, opérante. Et par qui la portée politique d’un geste, d’un acte ou dans ce cas-ci, d’un texte, devrait être détectée et comprise. Toute manœuvre queer doit-elle être donc lisible pour des hétéros pour être subversive ? En tant que bisexuel·le, faut-il se déclarer comme tel·le pour faire bouger les lignes ?

Dans son ouvrage La Domination et les art de la résistance, fragments du discours subalterne, James C. Scott s’est intéressé au discours des dominés face au pouvoir dominant dans des régimes tels que l’esclavage, le servage et le patronat. Il nomme « texte public » l’interaction entre les subordonnés et ceux qui les dominent (le « texte » incluant le verbal et le non-verbal) et « texte caché » l’ensemble « des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui transparaissait dans le texte public » (Scott, 2009a). Ainsi, le texte public pourra correspondre à ce que la personne subalterne exprime en face de son patron/maître (par exemple du respect, de la déférence et de la conciliation). Le texte caché pourra, lui, contenir les réactions provoquées par les injustices, les obligations, l’absence de considération et la privation de liberté induites par la relation de subordination mais que la personne subalterne ne se sent pas en mesure de partager librement en présence du groupe dominant sous peine de représailles.

Scott analyse les stratégies par lesquelles les subordonnés « insinuent leur résistance dans le texte public, sous des formes déguisées », grâce à différents arts de la dissimulation politique : l’anonymat, les euphémismes, parler dans sa barbe, les déguisements, les inversions symboliques, etc. Il nomme « infrapolitique des dominés » ce domaine de la lutte « discrète » et « prudente »:

« Les sciences sociales sont habituées aux activités politiques relativement ouvertes des démocraties libérales et aux mouvements de protestation, aux manifestations et aux rébellions bruyantes, celles qui font les gros titres. En conséquence, la lutte prudente, menée quotidiennement par les groupes dominés porte, à l’instar des rayons infrarouges, au-delà du segment visible du spectre de leur perception. Comme nous l’avons vu, c’est largement à dessein que cette lutte demeure invisible – par le fait d’un choix tactique informé par une sage connaissance des rapports de force. » (Scott, 2009b)

Toute proportion politique bien évidemment gardée car Scott traite de régimes de domination tels que l’esclavage, le servage ou le patronat, que l’on ne saurait mettre en équivalence directe avec les dispositifs monosexistes et hétérosexistes de notre société auxquels je fais référence , il existe une résonance en terme de relation à l’invisibilité, au choix d’apparaître ou non, de dire ou non, et d’insinuer de la résistance de manière déguisée ou subtilement perceptible.

Dans De la discrétion, être ou ne pas être socialement visible, Philippe Merlier définit la discrétion comme une alternance de l’apparaître et du disparaître, ou plus exactement comme le fait d’ « être là sans être perceptible » (Merlier, 2024a). Les tournures épicènes de la nouvelle La Traversée rendent le genre imperceptible. Lorsque les personnes bisexuelles changent de partenaire, elles peuvent tour à tour apparaître en tant qu’hétérosexuelles et disparaître en tant qu’homosexuelles et vice versa. Elles ne disparaissent bien évidemment pas en tant que personne, mais elles se « retirent de l’apparaître » en tant qu’hétérosexuel·le ou homosexuel·le. Et parce qu’il est justement difficile de représenter la bisexualité, de la faire paraître (comment représente-t-on un couple bisexuel ?), on peut assurément dire que la discrétion est l’une de ses caractéristiques.

L’invisibilité sociale des personnes bisexuelles en tant que telles peut être subie (lorsque l’entourage nie sa réalité) ou intentionnelle et agie, afin de composer avec l’environnement. Il existe un art de la discrétion à choisir le bon moment, le moment opportun pour se faire discret·e : « Non seulement se discrétiser au moment opportun peut être une question de vie ou de mort, mais savoir apparaître et disparaître quand il faut peut être une question de vie ou de mort sociale. » (Merlier, 2024b) En ce sens, la capacité à la discrétion de la bisexualité peut tout à fait être investie comme une ressource et même une « forme de résistance ». Apparaître et disparaître alternativement de manière répétée peut rendre insaisissable, tout comme se cacher pour voir sans être vu·e confère le « pouvoir de furtivité ».

J’en reviens à un aspect des corps bisexuels, que j’avais évoqué dans les newsletters No.2 et No.3, en tant que surface de contact intime entre la queerness et les corps hétérosexuels et comment cela peut générer de l’inconfort. À partir des premiers épisodes de la série Good Trouble, j’analysais la réaction du personnage de Callie lorsqu’elle découvre avec surprise que son intérêt amoureux, Gael, couche également avec des hommes. Du point de vue de Callie (qui est hétérosexuelle), la bisexualité de Gael est totalement inattendue. Ce n’est pas que la bisexualité de Gael était invisible puisqu’il ne faisait pas d’effort pour la cacher, mais elle n’était jusque là pas apparente pour Callie. La bisexualité vient illustrer ce qu’est l’invu, une notion que Merlier reprend en citant Jean-Luc Marion et son ouvrage La Croisée du visible :« l’invu n’est pas vu, tout comme l’inouï n’est pas entendu, l’insu n’est pas su, l’intact n’est pas touché [….]. L’invu relève certe de l’invisible, mais ne se confond pas avec lui, puisqu’il peut le transgresser en devenant précisément visible. […]L’invu est l’imprévu par excellence… » (Merlier, 2024c).

Certaines personnes bisexuelles peuvent, de part leurs expériences romantiques et sexuelles, apporter dans leurs relations une manière d’appréhender le genre et la sexualité de manière différente. Cela peut se faire par des détails, des propositions sans mots, une manière d’agir et de sentir qui ne nécessite pas forcément un grand discours mais qui, de fait, font bouger les scripts. L’invisibilité, la discrétion, le double-jeu sont des qualités qui peuvent permettre une activité résistante et durable dans le temps. Passer inaperçu·e peut être un atout, une manière de traverser des lignes tout en permettant de prendre soin de soi et de sa sécurité.

Échec et négativité

Écrire Manifeste de la discrétion a été une manière de revendiquer un échec : à partir d’une nouvelle jugée « pas assez politique » et de son rejet, qu’est-ce qui émerge si je décide de m’obstiner dans la même « mauvaise direction » en refusant de rendre mon désir plus lisible ? En lisant l’introduction de The Queer Art of Failure de Jack Halberstam, j’ai tout de suite pensé que les bi étaient des spécialistes de l’échec. Hétéros raté·es, gays et lesbiennes manqué·es, invisibles, pas clairs même pour elleux-mêmes, les bi incarnent à la fois l’échec de la radicalité antihétéropatriarcale et l’échec du modèle hétérosexuel. C’est la fissure qui affaiblit aussi bien l’ordre dominant que les velléités de révolution homosexuelle (cf. les newsletters No.1, No.8 et No.9). Comble de l’échec bisexuel, Halberstam ne mentionne pas une seule fois les bi dans son ouvrage. Corollaire de la discrétion, les bi peuvent manier l’art d’oublier et de se faire oublier.

Halberstam explore ce que l’échec dit de la manière d’être dans le monde, mais aussi ce que cela propose comme « manières de défaire et de ne pas parvenir » (« modes of unbeing and unbecoming ») (Halberstam, 2011a). Que se passe-t-il lorsque l’on se plonge à bras le corps dans l’échec, lorsqu’on l’investit comme une manière d’être qui a quelque chose à nous dire, quelque chose de nouveau à nous proposer pour nous engager avec le monde et avec nous-même ? Pour Halberstam, l’échec est un outil pour contrer les injonctions à la performance et à la pensée positive permanente, deux aspects qui sont particulièrement présents dans la société états-unienne dans laquelle il évolue. Nous en trouvons nous aussi des échos bien présents dans des mantras tels « quand on veut, on peut » faisant fi du rôle des conditions matérielles et sociales dans l’accès à la réussite mais aussi dans l’injonction à l’héroïsme de l’Ur-fascime qu’Umberto Eco relève : « Si dans toute mythologie, le héros est un être exceptionnel, dans l’idéologie Ur-fasciste, le héros est la norme » (Eco, 1997).

Au contraire, investir l’échec peut permettre d’expérimenter des « manières d’être et de connaître qui sortent du cadre de la conception conventionnelle de la réussite ». (Halberstam, 2011b) Halbertsam présente ainsi le travail de la photographe Tracy Moffat réalisée pendant les Jeux Olympiques et Paralympiques de Sydney. Dans son projet intitulé Fourth, Moffat prend en photos les sportifs et sportives arrivées quatrièmes aux épreuves de compétition, celleux qui se sont retrouvé·es « à ça » de gagner une médaille mais qui ont raté la victoire. Moffat explique avoir cherché à prendre en photo le moment où les athlètes se rendent compte qu’iels sont quatrième. Pour Halberstam, « ces images nous rappellent que gagner est un événement polyvalent : pour que quelqu’un gagne, il faut que quelqu’un d’autre échoue à gagner, et cet acte de perdre à donc sa propre logique, sa propre complexité, sa propre esthétique mais aussi, finalement, sa propre beauté. »

Halberstam trouve dans cet « art de perdre » une certaine forme d’usage et de beauté, tout en notant que le nom du projet de Moffat propose une deuxième couche de lecture plus dramatique : « Fourth pour Moffat renvoie aussi au « quart » monde de la culture aborigène et donc fait référence à l’art effacé et perdu d’un peuple détruit par la victoire des colons blancs. » (Halberstam, 2011b). Mettre le focus sur les perdant·es interroge ainsi la notion de victoire et remet fondamentalement en question le sens de la compétition capitaliste et impérialiste, ainsi que la nécessaire implication que pour toute personne qui gagne, il doit y avoir une foule de perdant·es :

« Si la réussite demande tant d’efforts, alors peut-être que sur le long terme l’échec est plus facile et offre des récompenses différentes. […] bien que l’échec soit assurément accompagné par une kyrielle d’émotions négatives, comme la déception, la désillusion et le désespoir, il offre aussi l’opportunité d’utiliser ces émotions négatives pour affaiblir la pensée positive toxique de la vie contemporaine. » (Halberstam, 2011c)

Reprenant les propos de Lee Edelman dans son ouvrage No future, Halberstam explique que le sujet queer est lié à la négativité, au non-sens, à l’antiproduction, à l’inintelligibilité et propose « que nous embrassions la négativité que nous représentons de toute façon de manière structurelle. » (Halberstam, 2011d). De son côté, en disant symboliquement « oui » à tout le monde et à tous les désirs, la bisexualité dit paradoxalement « non » à toute catégorie. Elle déjoue les tentative du monde qui l’entoure à l’enfermer dans une case qui servirait de point d’attache. Ce que le queer peut faire dans un cadre hétérosexuel, la bisexualité le fait aussi à l’intérieur du cadre homosexuel, au risque d’être accusée de déloyauté. S’appuyant sur les travaux de Crystal Parikh sur le thème de la trahison à partir du point de vue des populations asiatique-américaines et latinas aux États-Unis (Parihk, 2009), Halberstam résume le rôle politique nécessaire que peut jouer la trahison :

« La trahison, qu’elle soit comprise selon le sens psychanalytique comme une forme de discours de la vérité qui défie la répression ou selon le sens de la déconstruction en tant qu’inévitable duplicité, désigne une manière d’être qui est à la fois exigée et rejetée par les systèmes moraux que nous habitons. Les sujets marginalisés en particulier ont tendance à être activement confronté au dilemme de la trahison, ne serait-ce que parce que les modèles normatives de citoyenneté dépeignent le sujet minoritaire comme une sorte d’agent-double, quelqu’un qui doit être loyal à la nation mais ne peut manquer de la trahir. Les dimensions queer et féministes de la déloyauté et de la trahison amènent à un autre type de politique, une politique qui, à plusieurs reprises dans ce livre, se retrouve associée au masochisme, à l’inconvenance et à la négativité. Mais à une époque où la loyauté à une nation signifie souvent acquiescer sans questionner à la fois aux brutalités des agressions incontrôlées de l’armée états-unienne et aux idéologies de liberté et de démocratie invoquée pour justifier une telle violence politique, la trahison et la déloyauté font partie de l’arsenal d’un discours d’opposition indispensable et dynamique. » (Halberstam, 2011e)

Immaturité et indiscipline

Traîtresse et instable : la bisexualité est encore souvent considérée comme une phase, un passage d’incertitude et d’exploration de la sexualité qui, selon les chapelles, devra inéluctablement arriver à sa destination finale ‒ hétérosexuelle ou homosexuelle. Selon cette perspective, la bisexualité est donc un stade d’immaturité, une phase de développement ‒ en accord avec le principe de la bisexualité originelle, cf. la newsletter No.6 ‒ que l’on pourrait facilement rattacher à l’adolescence et à sa recherche tantôt incertaine, tantôt déstructurée, tantôt irresponsable de son identité. Mais dans le rejet des limites, il y a dans la bisexualité un goût de révolte et de refus des normes que je trouve particulièrement attirant. Il y a, dans le sentiment de s’affranchir des cases, l’énergie d’un désir qui ne s’enferme pas, qui peut changer et surtout qui peut échapper à tout ordre. C’est à cette sensation et à cette énergie que l’expérience de la bisexualité peut connecter et que l’on peut mobiliser dans d’autres aspects de la vie.

Cette rébellion immature et cet élan anarchique incontrôlable sont précisément deux mécanismes que, selon Halberstam, l’échec peut venir nourrir :

« L’échec nous permet d’échapper aux normes punitives qui disciplinent les comportements et gère le développement humain dans le but de nous libérer de l’enfance agitée pour nous amener à une vie adulte ordonnée et prédictible. L’échec préserve une part de l’anarchie merveilleuse de l’enfance et perturbe les frontières supposément claires entre les adultes et les enfants, les gagnant·es et les perdant·es. » (Halberstam, 2011c)

La bisexualité vit dans l’impermanent, dans la perspective toujours possible qu’il y aura un changement de direction, un changement d’objet, une mutation de la position sociale qui dépend d’avec qui on relationne, avec qui on se projette, avec qui on s’affiche. Les bisexuel·les vivent ainsi avec une incertitude, l’incapacité à se projeter dans l’avenir (« no future »). C’est aussi un endroit où tout est possible : parce que le chemin n’est pas tracé ‒ en raison de l’arbitraire des rencontres et des relations ‒, cet incertain bisexuel peut s’avérer fertile dans le dévoilement de nouveaux chemins, de nouveaux possibles. Essayer, échouer, changer d’avis, s’échapper… la girouette bisexuelle en devient insaisissable. Indisciplinée, elle échappe à tout ordre qui tenterait de la normaliser, de la caser, de la fixer. Cette volatilité de la bisexualité peut ainsi incarner un art de la résistance.

Conclusion

Invisible, invue, discrète, traitresse, déloyale, ratée, immature, indisciplinée : la bisexualité incarne pleinement l’art d’« échouer bellement, d’échouer souvent, et d’apprendre, selon les mots de Samuel Beckett, à échouer mieux ». (Haberstam, 2011a). En investissant ce que l’on reproche précisément aux bisexuel·les, il est possible de puiser dans nos échecs des ressources créatrices. La capacité des bisexuel·les à manier la discrétion pour mieux subvertir les lignes, à garder durablement une présence silencieuse ‒ rarement remarquée mais agissante ‒, à pratiquer la défection, à cultiver l’immaturité et l’indiscipline sexuelle et genrée, tout cela peut inspirer des pratiques perturbatrices d’un ordre établi et rigide. Clarifions un point au passage : Halberstam rappelle avec les travaux de Leo Bersani, Lee Edelman, Heather Love et d’autres, que les actes sexuels ne sont pas révolutionnaires en eux-mêmes (Halberstam, 2011f). Il ne s’agit donc pas ici d’associer une quelconque forme de politique – qu’elle soit progressive ou conservatrice – aux pratiques (bi)sexuelles, mais plutôt de nourrir nos réflexions politiques de nos expériences bisexuelles.

La bisexualité est ce qui ne se dit pas, et ce qui ne se dit pas bien. C’est un récit ‒ parfois caché, parfois public ‒ qui vient à contre-courant des attentes dominantes pour déjouer les catégories bien délimitées que l’on pourrait revendiquer, rigidifier, vendre. La mutabilité de la bisexualité est à la fois ce qui empêche sa réussite – celle d’arriver quelque part, peut-être un idéal hétéronormé ‒ et ce qui lui fournit cette force de continuer à changer et à remettre en question ce qui était jusqu’à présent.

Politique du creux, de la discrétion, des interstices, la bisexualité peut sembler ingrate et invisible. Mais s’il y a quelque chose dont nous pouvons être fières en tant que personnes bisexuelles, c’est d’être toujours là malgré les forces contraires qui nous enjoignent de nous ranger sagement, sur une étagère ou bien sur l’autre, dans notre placard bi. Nous savons comment des normes limitantes et imposées peuvent être mortifère mais aussi que notre résistance pour nous y soustraire est celle de continuer d’aimer. Pour paraphraser Constanza Spina, si les visions malades de l’amour alimentent « le fascisme de l’âme » (Spina, 2023b), les ressources pour l’affaiblir et le dénouer sont aussi en nous. Puisqu’atteindre la réussite peut être exigeant et difficile, pourquoi ne pas nous tourner vers l’échec, médite Halberstam : sur le long terme, il est en effet peut-être « plus facile et offre des récompenses différentes ».

La route sera peut-être – sans doute – longue. Accepter nos parts d’ombre, c’est aussi permettre d’enflammer dans la nuit des étincelles d’espoir et de courage qui seraient restées éteintes autrement. Alors choisissons avec soin nos compagnes et compagnons de route, la musique pour faire danser nos pas et réconforter nos cœurs, de quoi nourrir nos âmes afin qu’elles ne se dessèchent pas.

Et embrassons nos échecs avec amour.

Wohosheni

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Références

Eco Umberto, 1997. Reconnaître le fascisme. Grasset.

Halberstam Jack, 2011a. The Queer Art of Failure, p.23-24. Duke University Press.

Halberstam Jack, 2011b. The Queer Art of Failure, p.93. Duke University Press.

Halberstam Jack, 2011c. The Queer Art of Failure, p.2-3. Duke University Press.

Halberstam Jack, 2011d. The Queer Art of Failure, p.106. Duke University Press.

Halberstam Jack, 2011e. The Queer Art of Failure, p.162. Duke University Press.

Halberstam Jack, 2011f. The Queer Art of Failure, p.150. Duke University Press.

Merlier Philippe, 2024a. De la discrétion, être ou ne pas être socialement visible, p34. Le bord de l’eau.

Merlier Philippe, 2024b. De la discrétion, être ou ne pas être socialement visible, p43. Le bord de l’eau.

Merlier Philippe, 2024c. De la discrétion, être ou ne pas être socialement visible, p51. Le bord de l’eau.

Scott James C., 2009a. La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, p.19. Éditions Amsterdam.

Scott James C., 2009a. La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, p.199. Éditions Amsterdam.

Spina Constanza, 2023a. Manifeste pour une démocratie déviante, Amours queers face au fascisme, p.31. Éditions Trouble.

Spina Constanza, 2023b. Manifeste pour une démocratie déviante, Amours queers face au fascisme, p.22. Éditions Trouble.

2 réponses à « No.10 : Ce que nos échecs nous font sentir »

  1. Magnifique… 🙂 Et très perspicace!

    Bises, Anne

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    1. Merci pour ton message ! 🙂

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